
La réponse au terrorisme est immanquablement sécuritaire, et son efficacité immanquablement en deçà des attentes. On ne peut pas croire que les médias auraient pu passer à côté ou, pire, étouffer, une explication qui donnerait des nouvelles pistes pour combattre le terrorisme. Notre impuissance face à l’actualité horrible des attentats semble donc bien due à notre incapacité à penser le problème profond qui se cache derrière les apparences du terrorisme, et c’est bien d’elles qu’il faut se méfier. Les « attentats terroristes », en plus d’un pléonasme (a-t-on déjà vu un attentat qui ne sème pas la terreur ?), sont la manifestation de quelque chose de plus profond, caché, enfoui. Le terrorisme, une apparence ? Mais alors de quoi ? C’est justement sur cet objet que nous sommes aveugles.
Alarme sociologique
Les sociologues ont tiré la sonnette d’alarme depuis longtemps1. Ils n’ont pas vraiment été écoutés. S’ils l’avaient été, aurions-nous moins d’attentats aujourd’hui ? Il serait péremptoire de l’affirmer, car il n’est pas sûr que la compréhension actuelle du phénomène soit à la hauteur de la violence avec laquelle il s’exprime. Peut-être que les concepts utilisés ne sont-ils que des concepts superficiels ? Intégration, marginalisation, exclusion, banlieue, chômage, désaffiliation, radicalisation, violence ; des notions qui captent « en surface » les actions concrètes des acteurs, du petit délinquant devenu tueur de masse, au responsable politique plus ou moins aux abonnés absents. Tout cela existe, mais ne fournit pas encore une explication. L’action n’est pas auto-explicative. Il faut en trouver les ressorts. Et c’est là que les choses se compliquent.
Les plus pressés vont chercher les causes de l’action terroriste du côté de la psychologie. Les sociologues ne trouvent pas ? Alors consultons les psychologues. Bien sûr, leurs concepts semblent plus profonds, car plus mystérieux : motivation, frustration, maturation, résilience. Des causes intérieures créant des effets extérieurs, l’intériorité expliquant l’extériorité ; tout cela est tentant. Mais qu’en est-il de l’intériorisation ? Pour que quelque chose soit intériorisé, il faut bien que ça provienne de l’extérieur, non ? Ou alors faut-il postuler, comme certains seraient tentés de le faire, que tout est inné et que cela « sort » au gré du hasard ou de conditions propices ? Tout cela n’est pas très convaincant, car tous les gens qui ont un profil psychologique similaire, et placés dans des conditions similaires, ne recourent pas au terrorisme.
À l’autre extrême, on trouve le sociologisme radical, où tout est acquis, et donc déterminé par l’extérieur. Et donc éventuellement excusable… Cette tendance est cependant tellement extrême et minoritaire que la faire passer pour la vulgate sociologique dominante est bien malhonnête et irresponsable, comme le dénonce Bernard Lahire2. Cela est d’autant plus regrettable que c’est avec cette image déformée d’elles-mêmes que les sciences sociales sont menacées dans leur existence dans plusieurs pays3.
Une dichotomie erronée entre société et individu
La position dominante, plus nuancée, et qui rassemble finalement les innombrables théories intermédiaires, affirme une interdépendance entre l’inné et l’acquis. Bien sûr, mais qu’a-t-on dit une fois posée cette formule consensuelle ? Si on veut préciser l’interdépendance, alors il faut voir quelles sont les dimensions engagées de part et d’autre et comment elles se parlent. Il faut trouver les vecteurs de communication entre des éléments qui seraient innés et d’autres qui seraient acquis. Car, pour qu’il y ait interdépendance, il faut bien que des « canaux » permettent aux uns de communiquer avec les autres. Suffit-il alors de reprendre les concepts des sociologues et ceux des psychologues et de les relier ? Par exemple, le couple frustration – violence, qui marche dans les deux sens ? Sans doute pas. Peut-être que les « canaux » à trouver ne sont pas des conduits qui relient l’intérieur et l’extérieur, la psyché et l’action, de manière aussi mécanique.
Peut-être s’agit-il de « canaux » qui, au lieu de relier l’individu et l’environnement, relient entre eux des phénomènes. Des phénomènes que l’on ne saurait situer de manière simple, mais au fond très abstraitement, au niveau individuel ou social. La dichotomie entre individu et société, voilà peut-être l’erreur de base à nombre de constructions théoriques. Peut-on réellement séparer l’individuel et le social ? Existe-t-il un individu qui ne soit pas social et une société qui ne soit pas constituée d’individus ? L’individu est dans la société tout autant que la société est dans l’individu, qui agit en fonction de la représentation qu’il se fait d’elle, tout être est dans le monde qui est en lui4.
Il ne suffit pas de relier une intériorité personnelle avec une extériorité sociale, en postulant des degrés d’influence réciproque de l’une sur l’autre. Si tout individu est social, ce qui relie tous les individus n’est pas la simple addition, ni même l’agrégation, de tous les fils qui relient les individus à leurs environnements. Ce serait là traiter les individus comme des parties isolables. Cette logique analytique, détaillant toujours davantage les pièces du tout, pour arriver finalement à l’infiniment petit, et présupposant une reconstruction de l’ensemble, ressemble davantage à un fantasme de maquettiste qu’à un projet scientifique sérieux.
Mais alors, si on doit comprendre, en ajoutant à l’analyse des individus et de leurs relations, ce qui relient entre eux des phénomènes, la question suivante émerge immédiatement : de quoi sont faits les phénomènes ? Il est important de ne pas utiliser ici le verbe « constituer », car poser la question « de quoi sont constitués les phénomènes ? » revient à reposer les bases de la logique analytique qui vient d’être critiquée : on chercherait alors inévitablement les « parties constitutives ». Donc la bonne question est : « que sont les phénomènes ? ».
Nommer les choses
On peut définir un phénomène, de manière relativement simple, comme « la façon dont une chose du monde physique ou psychique se présente à notre esprit, par opposition à ce qu’est en soi la chose réellement existante »5. On peut dire de toute chose qu’elle est ceci ou cela, la nommer, mais c’est là toujours une convention. Ainsi nous nommons arbres, pierres, chaises et tables certaines choses et personne ne viendrait, à moins de vouloir paraître fou, ou de l’être vraiment, contester que les arbres soient bien des arbres et que les chaises soient bien des chaises. Mais l’arbre en soi et la chaise en soi n’en ont rien à faire (à supposer du moins que l’arbre puisse avoir une forme de conscience) de savoir comment on les nomme.
Cependant, la manière d’appeler une chose a des conséquences concrètes sur la manière dont on la traite. Dire d’un magnifique platane bicentenaire qu’il est un simple « arbre » peut entraîner qu’on l’abatte plus facilement. Les mots que nous utilisons forment un système langagier complexe et véhiculent des hiérarchies, qui d’ailleurs évoluent historiquement, les mots et les choses n’ayant pas une valeur immuable à travers le temps. Certains mots tombent en désuétude par dévalorisation. Cela est particulièrement visible avec les prénoms : essayez d’appeler aujourd’hui votre enfant Cunégonde ou Adalbert…
Donc, si les mots et les choses qu’elles désignent ont des valeurs évolutives, c’est que justement on parle de « la façon dont une chose du monde physique ou psychique se présente à notre esprit ». Pour relier entre eux des phénomènes, il s’agit donc non pas d’isoler les parties constitutives des phénomènes, mais de voir comment et pourquoi on relie des phénomènes entre eux. Et donc pourquoi aussi on relie certains phénomènes entre eux et pas d’autres.
Le phénomène terrorisme
Il s’agit donc de commencer à traiter le « terrorisme » comme n’importe quelle autre chose (ce qui est loin d’être facile étant donné la charge émotionnelle de chacune de ses manifestations), et par conséquent de bien regarder la façon dont cette chose se présente à notre esprit. Et l’on s’aperçoit que cette chose, nommée terrorisme, se présente actuellement à nous dans une constellation de liens avec d’autres phénomènes (djihadisme, islamisme, califat, charia, etc.), eux-mêmes situés dans des constellations, et ainsi de suite. Or, le même phénomène « terrorisme » était à d’autres époques associé à d’autres mots (Brigades rouges, Palestiniens, Tigres, etc.). Cela signale bien la nature évolutive des phénomènes.
Par conséquent, ce qui doit nous permettre d’avancer dans notre compréhension des causes profondes du terrorisme, ce n’est pas tant de trouver une cause unique qui motiverait des individus de passer à l’acte (car il y aura toujours une cause objectivable pour expliquer n’importe quel passage à l’acte, et donc toujours des raisons de devenir terroriste, même si c’est une très mauvaise idée), mais plutôt de voir que la façon dont le terrorisme se présente à notre esprit dépend de sa place dans une constellation de phénomènes.
Or, les phénomènes évoqués ici (djihadisme, Brigades rouges, exclusion, désaffiliation) sont avant tout des mouvements sociaux qui revendiquent une « cause » (prêts qu’ils sont à « mourir pour des idées », comme le raillait Brassens) ou des conséquences d’autres phénomènes : cela n’en fait pas pour autant les seules causes du terrorisme. Ils sont bien plutôt des « raisons », ou, aux yeux des terroristes eux-mêmes, des « excuses », des « justifications », du phénomène. D’autres causes profondes seraient donc encore ailleurs, à découvrir dans des liens, pour l’instant insoupçonnés, avec d’autres phénomènes. Des liens qui semblent a priori sans fondement. Pour identifier à quel(s) autre(s) phénomène(s) on peut rapprocher le terrorisme, il faut chercher les affinités électives qu’il peut y avoir entre ces phénomènes.
S’inspirer de Max Weber
A la manière dont Max Weber6 a mis en évidence les affinités électives entre l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Sa thèse ne consistait pas à dire que c’est le protestantisme qui a entraîné le capitalisme. Il a plutôt mis en évidence la parenté entre l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Or, cette parenté peut être dite « phénoménologique » : c’est l’apparence sous laquelle ces deux choses nous apparaissent qui fait qu’on peut les rapprocher. Cette apparence, Max Weber l’a cernée à travers l’outil méthodologique de l’idéal-type. Pour rester bref ici, il a construit l’idéal-type du capitalisme, une représentation idéelle qui n’existe pas à cet état brut dans la réalité, et l’a rapporté à l’idéal-type du protestantisme. Ce que Weber a fait, c’est en réalité un rapprochement phénoménologique. Le capitalisme a pu s’appuyer sur le protestantisme, et vice-versa, car la représentation courante de ces deux choses (et que le sociologue a mis en évidence par l’exagération idéal-typique) faisait émerger des affinités électives entre elles : l’esprit qui est à la base de la réussite du capitaliste (épargne et réinvestissement) et l’éthique qui rassure le protestant (l’ascétisme en tant que maintien de l’élection divine) se renforcent mutuellement.
Ce bref aperçu de la méthode wébérienne permet maintenant d’entrevoir une piste intéressante pour la compréhension (et non la justification) sociologique du terrorisme. Il s’agit pour le sociologue de trouver les « affinités électives » entre le phénomène du terrorisme et d’autres phénomènes. Ce n’est qu’ainsi que l’on pourra sortir d’une lecture étroite et individualiste, dominante dans les sphères médiatique et politique, de ce qui arrache les vies de tant de gens. Les liens que Weber a mis en évidence semblaient aussi a priori sans fondement. À l’époque (1905) de la sortie de « L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme »7, le rapprochement de ces deux phénomènes apparaissait même comme déraisonnable. Pensez-donc : chercher des liens entre religion et économie ! Et pourtant, un siècle plus tard, on tient encore Weber pour un père fondateur de la sociologie.
Alors osons le pari. Renouvelons la réflexion en nous inspirant de Max Weber et posons la question : avec quel(s) autre(s) phénomène(s) le terrorisme a-t-il des affinités électives ? Je n’ai personnellement pas la prétention de proposer ici une réponse. Avoir éventuellement posé une bonne question me semble déjà pas mal.
1. Voir les nombreux travaux sur les banlieues.
2. Lahire, B. (2016). Pour la sociologie. Et pour en finir avec la prétendue « culture de l’excuse ». Paris : La Découverte.
3. Récemment au Japon, d’aucuns ont même demandé rien moins que la suppression des facultés de sciences sociales !
4. Stoecklin, D. (en préparation). L’enfant acteur de droits.
5. Wikipédia
6. Weber, M. (2004). L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Paris : Gallimard (traduction de la version originale, en allemand, « Die Protestantische Ethik und der Geist des Kapitalismus », publiée en 1905).
7. op. cit.
Merci pour votre commentaire. Concernant mes pistes de réponse, je pense utile de poursuivre la réflexion sans fermer trop tôt…